A mes enfants

En cette fin d'année 95 où j'ai atteint mes 70 ans, il est temps que je fasse pour chacun de mes enfants qui me l'ont demandé un petit bilan de ma vie, qu'ils pensent faire lire ensuite à leurs enfants.

Je suis née le 10 juillet 1925 dans un petit village du calvados, appelé Giberville, près de Caen. Mon père, ingénieur à la Société Métallurgique de Normandie, et ma mère y sont arrivés après leur mariage en 1923. Mon père étant né à Beaune et ma mère à Paris, je n'ai aucun ascendant normand. Avant moi est née en 1924 ma soeur Marie-Claire, puis après moi en 1927 une troisième fille, Jeannette. Bien plus tard se sont ajoutés trois frères Jean-Claude en 1934, Michel en 1939, Philippe en 1943.

J'ai eu une enfance heureuse dans une famille unie, avec mes deux soeurs très proches en âge et quelques amies voisines ou de classe. Nous habitions près de l'usine sur ce qu'on appelait le « Plateau », à 5 km de Caen. C'était une sorte de grande cité construite par le groupe Schneider au tout début du siècle pour loger le personnel de l'usine : ouvriers, contremaîtres, employés, ingénieurs, directeur, de façon très hiérarchique depuis les corons jusqu'aux villas et château du directeur. S'y adjoignaient les services sociaux, une école primaire, une école ménagère, une infirmerie, ...

Après un début de scolarité très court à l'école, une institutrice venait nous donner des leçons à la maison. Puis nous sommes très vite allées en classe à Caen au lycée des Filles, où je suis entrée en 33 et restée jusqu'au Bac. Les trajets se faisaient en autobus et nous étions demi-pensionnaires, puis prises en charge par des familles pour déjeuner, la nourriture étant mauvaise au lycée.

Nos vacances se passaient en partie à Belle-Ile où mon grand-père maternel possédait une villa et où nous retrouvions nos cousins Castier, en partie en Bourgogne à Beaune où était la maison de mes grands-parents paternels et surtout à Volnay, maison d'été de mon grand-oncle professeur de Faculté à Lyon et de ma grand-tante, parrain et marraine de mon père.

Mon enfance fut coupée par la guerre de 1939, alors que j'avais 14 ans, et qui nous a fait vivre pendant 5 ans une période difficile. D'abord en juin 1940 exode des réfugiés Belges et du Nord qui fuyaient devant les Allemands et communiquaient leur peur. Nous étions même prêts à prendre la route avec ma mère, mais au dernier moment mon père a décidé que nous resterions, ce qui a été la meilleure solution. Les Allemands occupaient la Normandie et continuaient à occuper la France. Nous avons eu à loger un sous-officier allemand, qui a été très correct. Puis ce temps d'occupation est devenu plus difficile : division des Français entre partisans de Pétain et partisans de De Gaulle, difficultés de ravitaillement car les Allemands réquisitionnaient les campagnes pour nourrir leur armée, manque d'essence, manque de charbon, tickets de rations alimentaires. Nous élevions des lapins et il fallait le jeudi partir dans la campagne ramasser de l'herbe ou chercher chez des paysans un petit surplus, ce qui était rare. Nous ne pouvions plus avoir de voiture, et nous ne chauffions plus qu'une pièce dans la grande villa que nous habitions. Les vêtements et tissus manquaient aussi. De plus la guerre continuait : bombardements anglais autour de Caen, usine ou convois de trains allemands, sabotage des résistants sur les voies ferrées, parachutistes anglais qui tombaient et se cachaient, représailles des allemands qui prenaient des otages ou faisaient garder les voies ferrées la nuit par des Français. De plus l'usine où travaillait mon père devait travailler pour les Allemands ou bien ils prenaient des ouvriers pour le travail obligatoire en Allemagne. Les côtes étaient gardées et il n'était pas possible d'y accéder.

Notre lycée de Filles avait été réquisitionné par les Allemands et nous allions en classe au lycée de garçons : les filles le matin, les garçons l'après-midi car la mixité n'était pas encore dans les moeurs. Il fallait faire les trajets à bicyclette par des hivers qui furent très froids.

Pendant l'hiver 43-44, mon père qui cherchait à changer de situation, avec l'aide d'un frère aîné, trouva une place de Directeur dans une société de ventilation Industrielle, à Lyon. C'était une affaire à remonter et il prit ses dispositions pour partir en mai 1944 : déménagement difficile avec l'insécurité des transports et mes 3 frères dont le dernier n'avait qu'un an, puis logement momentané chez une vieille demoiselle en attendant de trouver un appartement. Quant à ma soeur et moi, nous devions les rejoindre par le train le 5 juin, finissant nos études : pour moi ma 1ère année de faculté en Anglais, et pour ma soeur son Baccalauréat. Notre voyage fut une épopée à la veille du débarquement qui aurait pu finir mal et qui, grâce à Dieu, s'est bien terminée : j'en ferai un récit séparé par la suite...

La première année à Lyon ne fut pas facile : manque absolu de ravitaillement à part les maigres tickets de ravitaillement, quelques lentilles cuites que ma mère achetait au restaurant d'en face et fruits de la région qui ne pouvaient être expédiés. Nous avons trouvé un logement précaire à la Croix Rousse au-dessus d'une ancienne fabrique de soierie, avec des meubles d'appoint, le déménagement étant resté à Paris. Mon père avait aussi des difficultés avec son usine à remonter. En août 44, les Allemands faisaient sauter les ponts de Lyon car les français, anglais, Américains avaient débarqué dans le Midi de la France.

Je repris mes études d'Anglais en fac, et nous trouvions un appartement très correct rue Ste Hélène. Avec mes soeurs nous recommencions à sortir un peu grâce au groupement des anciens de Polytechnique dont mon père faisait partie : sorties pédestres l'été, soirées dansantes l'hiver. C'est ainsi que nous fîmes la connaissance de quelques jeunes dont les enfants de la famille Virot. Puis je connus leur fils aîné Jean, déjà ingénieur aux Mines du Nord à Valenciennes depuis 1945.

Nous nous sommes mariés le 27 novembre 1947, moment où les mines venaient de se mettre en grève et où votre père a failli ne pas pouvoir arriver à Lyon. Après un court voyage de noces à Grimaud dans le Midi, nous sommes venus nous installer dans la maison que votre père occupait déjà en temps qu'ingénieur à la Fosse Aremberg depuis quelques mois. Elle se trouvait au coin d'une grande place noire entourée des corons de mineurs, derrière passaient les trains qui chargeaient le charbon de la mine et faisaient leur manoeuvre. Mais la maison même meublée très succintement était agréable, avec un petit jardin. Il y avait encore des difficultés de ravitaillement, nous n'avions pas de voiture, seul moyen de locomotion une ancienne calèche de la mine remise à la disposition des ingénieurs de la mine, ou la bicyclette. La vie était dure aussi pour Papa qui descendait au fond presque tous les jours et a eu à subir quelques grèves. Mais nous avons été heureux, avons eu nos trois premières filles, Marianne, Françoise, Christine, avons fait la connaissance de quelques ménages d'ingénieur ou de médecin, faisions des promenades à pied dans la forêt de d'Aremberg avant d'avoir notre première voiture en 1950. Nous sommes restés jusqu'en 1951.

Puis Papa, montant en grade, fut nommé ingénieur à la Fosse Vicoigne, à 8 km de Valenciennes. Nous étions bien logés, avec une grande cuisine et 3 grandes chambres qui faisaient dortoirs, car là sont nés Véronique, Catherine, Patrick, Didier, Bruno (51-58). J'ai eu à ce moment là des employés de maison, en général travailleuses, qui m'aidaient bien. Nous avions aussi un jardinier pour le jardin mais aussi pour quelques autres travaux, courses, etc. La fosse possédait un lavoir à charbon à ciel ouvert, ce qui dégageait beaucoup de poussière noire qui couvrait les feuillages du jardin et les enfants étaient très vite sales et les machines à laver encore rudimentaires ! Notre vie était ponctuée de quelques sorties, fêtes de la Ste Barbe le 3 décembre, relations d'amis des Houillères, quelques séances de cinéma à 18h alors que l'employée de maison faisait dîner et couchait les enfants. Les aînées allaient en classe à l'école de Vicoigne puis à Valenciennes à Jeanne d'Arc tandis que les plus jeunes étaient sur place.

Puis nouveau déménagement en 58 pour Abscon. C'était pour Papa un avancement, il était chef de Siège. Mais c'était un coin perdu, à 18km de Valenciennes et 15 km de Douai, triste entre une fosse et une raffinerie de sucre qui crachait ses odeurs de betterave à l'automne. Nous n'y sommes heureusement restés que 3 ans. Les aînées continuaient à aller en classe à Valenciennes, les plus jeunes, Catherine et Patrick, firent leurs débuts à l'école d'Abscon, qui, se révélant assez lamentable, nous obligea à les mettre aussi à Jeanne d'Arc à Valenciennes. La vie était dure pour eux : départ en train à 6h30 par le train des mines qui convoyait les employés à Anzin. J'essayais de les conduire 2 fois par semaine mais ma vie était encore bien prise par les 2 plus petits, Didier et Bruno.

Enfin, en 61, nouvelle nomination de Papa, à Anzin, près de Valenciennes, pour s'occuper du Matériel des Mines qui se mécanisait de plus en plus. Nous y avions une belle maison qu'on nous avait bien aménagée avec un joli jardin. La vie était simplifiée pour les plus grands car Valenciennes était à côté. Bruno a fait ses débuts à l'école du coin, où le jardinier l'amenait, car j'étais occupée par Caroline née en 62.

En 63, le service du Matériel des Mines fut transféré à Billy Montigny à côté de Lens pour l'ensemble du Bassin. Papa pendant tout un hiver fait le trajet en auto ou en train. Puis en été 64 nous redéménageons pour une maison à Courcelles les Lens, à 8 km de Douai et à 4 km d'Hénin Liétard : c'était une maison isolée au milieu d'une grande plaine où le vent soufflait, le village était de l'autre côté de la route nationale. Mais c'était une grande maison avec 7 chambres qui convenait à notre grande famille. Les enfants sont inscrits au lycée de Douai, à Ste Clothilde pour Véronique et Catherine, à St Jean pour les garçons. Caroline fait ses débuts scolaires à Courcelles puis ira aussi à Ste Clothilde. Puis Marianne et Françoise partent à l'Université de Lille, tandis que naît, en 66, Marc. Marianne connaît en Terminale Jean-Paul Lang et ils se marient en 68. Notre première petite fille Valérie naît à la fin de l'année. Françoise part aussi poursuivre ses études d'orthophonie à Lyon où elle loge chez sa grand-mère Virot.

En 70, nouveau déménagement pour Douai. Papa est nommé ingénieur principal aux Services Centraux de Douai. On nous alloue une grande maison de 10 chambres avec belles pièces de réception et une grande terrasse descendant sur le jardin par un bel escalier de pierre. Christine et Véronique partent à leur tour en Fac, mais la famille s'agrandit encore d'un petit 11ème, Bertrand, en 71. Il est précédé par Frédéric chez Marianne, suivi de Juliette en 72.

D'autres événements familiaux se succèdent : mariages de Catherine, Christine, véronique en 72, puis naissance de petits-enfants, baptêmes, fêtes de Noël ou Pâques qui rassemblent la famille.

Les vacances se passent en partie à Allevard, en partie à Penthièvre où nous avons acquis en 64 une maison que nous agrandissons en 87. Nous y allons surtout l'été et réservons les vacances de Pâques au ski à Allevard.

Nous avons passé 8 ans à Douai puis en 78, Papa, ayant eu quelques fatigues, prend une retraite anticipée de deux ans, dans des conditions assez favorables dues à la récession des Houillères. Après avoir prévu Lyon ou Grenoble comme lieu de retraite, nous optons pour une maison à proximité de Grenoble et nous achetons en 77 après quelques recherches la maison de St Nazaire-les-Eymes, à 12 km de Grenoble avec vue imprenable sur la chaîne de Belledonne. Après l'avoir louée 1 an, nous emménageons en août 78. Pierre Virot y fait quelques aménagements et en particulier celui du sous-sol qui permet d'agrandir la maison en ouvrant les caves sur la partie inférieure du jardin avec baie vitrée : cela nous permet ainsi d'avoir 3 chambres de plus et une véranda, très convoités par les enfants adolescents : Bruno, Caroline, puis Marc, Bertrand. Didier étudiant en école de commerce est resté à Lille pour finir son école. Patrick qui termine sa 3ème année d'ENSI à Grenoble en électronique se prépare à partir en coopération à St Domingue. Chacun prend ses habitudes ou occupations : Caroline va finir sa 1ère et sa Terminale au Rondo Bois Fleuri, Marc va au CES de St Ismier et Bertrand à l'école de St Nazaire avec ses copains voisins. On propose à Papa un travail à temps partiel où il sert d'intermédiaire entre une maison de Matériel de Mines à Sarreguemines et les différents bassins du Sud Midi et Centre pour conseil et achat de matériel, fonction qu'il tiendra pendant 4 ans et qui lui donnait l'occasion de déplacements où je l'ai parfois accompagné. Les enfants étant plus grands nous avons fait aussi quelques beaux voyages : Brésil en 77 où se trouvaient Eric et Françoise après leur mariage en 76, Grèce en 80, Egypte en 84, ...

Plusieurs enfants se sont mariés ; Patrick (81), Didier (81), Bruno (83), Caroline (83). D'autres événements plus tristes ont eu lieu : mort de mamie Virot en 83, de l'oncle Maurice Pagès (2ème mari de Maman) en 85, de ma mère en 87. En 87 deux mois avant la mort de Maman nous avons fêté à Allevard et au Curtillard l'anniversaire de nos 40 années de mariage, bien sympathique réunion de famille avec tous les enfants et petits enfants réunis. La maison réunissait souvent les uns et les autres et nous y avons vécu heureux au milieu de la famille proche et d'amis faits à St Nazaire.

Puis est venue la grande séparation si brutale le 24 août 89, la mort de Papa que rien ou presque ne laissait prévoir. Il a fallu s'habituer à sa place vide, la présence de Bertrand, l'affection et la gentillesse de tous mes enfants m'ont aidée mais il me manque toujours autant. Pendant presque 3 ans je suis encore restée à St Nazaire avec Bertrand qui a passé son bac puis a fait un DUT de Gestion et Administration. Les amis de St Nazaire, mes voisins ont été très gentils pour moi et m'ont aidé à tenir. Mais l'entretien du jardin, les différents travaux à faire ou réparations à entreprendre m'ont découragée. J'ai préféré chercher un appartement à Grenoble où je serais déchargée de tous ces soucis matériels et où je pourrais prendre d'autres activités. Il est assez grand pour que je puisse recevoir encore quelques enfants ou petits enfants et Bertrand y vit toujours avec moi. Mais il me quittera bientôt puisqu'il fait son service militaire et il faut que je me fasse à cette solitude, entrecoupée des petits séjours que je vais faire chez les uns ou les autres, et des contacts avec les amis, des occupations que j'ai prises.

Dieu me prendra quand il le voudra : mes enfants ont presque tous leur vie familiale et matérielle assurée et j'irai sans crainte retrouver Papa là où il m'attend.

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